Résumé
Bien que Montréal soit souvent saluée comme la ville la plus «amicale pour le vélo» en Amérique du Nord, notre étude révèle qu’à peine 2,3 % des voies publiques de la ville sont consacrées aux infrastructures cyclables, tandis que 97,7 % de l’espace routier est occupé par des infrastructures liées à l'automobile.
Les propositions de création ou d’élargissement de pistes cyclables suscitent souvent une forte opposition, un phénomène désormais connu sous le nom de «bikelash», les automobilistes refusant de céder le moindre espace de rue. Pourtant, nos résultats montrent que le déséquilibre actuel dans l’allocation de l’espace est si largement favorable aux voitures qu’il est possible d’améliorer considérablement le réseau cyclable sans réduire de façon significative l’espace disponible par conducteur.
Des rues pour les voitures
Depuis le début du XXᵉ siècle, les villes du Canada, des États-Unis et du monde entier ont été reconfigurées autour de l’automobile. L’un des aspects les plus marquants de cette transformation est la perte d’espace de rue pour les piétons, les cyclistes et la vie urbaine, alors que les routes ont fini par dominer le paysage urbain.
Le coût d’avoir modelé la ville à l’image de la voiture est immense. Aujourd’hui, la société prend de plus en plus conscience des dégâts liés à l’«automobilité», qu’il s’agisse des émissions de CO₂, des décès dus aux accidents, des risques pour la santé des conducteurs ou encore de l’érosion des espaces publics et communautaires.
De plus en plus de mouvements cherchent à renverser cette domination automobile, par le biais d’initiatives telles que les rues complètes (complete streets), les politiques Vision Zéro ou encore les réaménagements de rues amorcés durant la pandémie de COVID-19. Au Canada, la Fédération canadienne des municipalités (FCM) a publié un guide de réallocation de l'espace de rue dans le contaxte de la COVID-19, et plusieurs villes ont commencé à réaffecter de l’espace auparavant réservé aux voitures au profit des piétons, des cyclistes et de la vie urbaine.
La croissance de la pratique cyclable et des autres formes de micromobilité, notamment par les systèmes de mobilité partagée, transforme le paysage urbain et alimente les revendications pour davantage d’infrastructures dédiées, comme les pistes cyclables séparées. Montréal, où la culture du vélo est bien ancrée, entreprend actuellement d’étendre son réseau cyclable de plus de 900 km. Pourtant, les projets de nouvelles pistes cyclables continuent de provoquer des protestations.
Cette lutte autour de la forme que doivent prendre nos rues est, en réalité, un conflit sur l’espace public : pour qui est-il conçu, par qui est-il utilisé et qui a le droit de s’y trouver. Lorsque des contestations éclatent à propos de l’ajout d’une piste cyclable, c’est la réduction de l’espace automobile qui provoque la colère des conducteurs. Or, l’un des principaux avantages du vélo est justement qu’il requiert très peu d’espace.
Ainsi, malgré tout l’espace déjà accordé aux voitures, même dans cette «ville du vélo» qu'est Montréal, les automobilistes ont encore le sentiment de manquer de place. Mais, en réalité, est-ce vraiment le cas ?
Les infrastructures cyclables occupent une portion infime de l’espace des rues à Montréal.
— Daniel Romm
Mesurer Montréal
En rassemblant un vaste ensemble de sources de données, nous avons mesuré la répartition de l’espace de rue, arrondissement par arrondissement à travers Montréal. Nous avons ensuite examiné la relation entre cette répartition et les modes de déplacement des citoyens. À Montréal, on compte 42,76 km² (79,6 %) d’infrastructures allouées à l'automobile, 4,17 km² (18,8 %) d'nfrastructures allouées aux piétons et 1,02km² (1,6 %) d’infrastructures dédiées aux vélos.

Cartes montrant la proportion d’espace routier alloué aux infrastructures cyclables et automobiles à Montréal, par arrondissement - Source : Romm, 2025
Si l’on ne considère que l’équilibre entre l’infrastructure automobile et l’infrastructure cyclable, le portrait est encore plus sombre : les voitures occupent 97,7 % de la chaussée, tandis que les vélos ne disposent que de 2,3 %. En comparaison, parmi les déplacements effectués avec ces deux modes, 95,1 % se font en voiture et 4,9 % à vélo, révélant un écart de 212 % entre l’usage et l’espace alloué. L’arrondissement qui consacre la plus grande proportion de sa voirie au vélo est Le Plateau–Mont-Royal, avec seulement 4,65 % de l’espace de rue dédié aux infrastructures cyclables. Pourtant, ce sont 21,9 % des déplacements débutant sur Le Plateau–Mont-Royal qui se font à vélo.
Il existe un écart immense entre la proportion de cyclistes et l’espace d’infrastructures qui leur est consacré.
— Daniel Romm
Si on calcule l’espace disponible par voyageur (en mètres carrés), on constate que les automobilistes disposent de 5,8 m² par voyageur, tandis que les cyclistes n’en ont que 4,5 m². Dans Le Plateau–Mont-Royal, l’arrondissement où le vélo est le plus populaire, les cyclistes ne bénéficient que de 1,5 m² par voyageur, contre 3,4 m² pour les automobilistes.

Carte de la surface par voyageur d'infrastructures cyclables à Montréal, par arrondissement - Source : Romm, 2025
La mesure de l’espace par voyageur est assez intuitive, mais pour mieux saisir la relation entre les deux modes de transport, nous pouvons utiliser un nouvel indicateur : l’indice d’allocation équitable des infrastructures (Equal Infrastructure Allocation, ou EIA). Cet indicateur compare la proportion d’infrastructures cyclables et automobiles en fonction du nombre de voyageurs. Lorsque l’EIA est égal à 0, cela signifie que l’allocation des infrastructures est équitable entre ces deux modes. Lorsqu’il est inférieur à 0, cela indique un biais en faveur de l’automobile.
Selon cet indicateur, 9 (des 19) arrondissements de Montréal affichent un score inférieur à 0, révélant une inégalité dans la répartition spatiale par voyageur au profit des voitures. Le Plateau–Mont-Royal figure parmi les pires à cet égard, avec un score EIA de -0,55.

Cartes des indicateurs liés à l'espace alloué aux infrastructures cyclables à Montréal, par arrondissement - Source : Romm, 2025
Et si l’on construisait beaucoup plus d’infrastructures cyclables ?
À Montréal, étant donné la proportion écrasante de l’espace routier dédié aux voitures, faut-il vraiment s’inquiéter de manquer d’espace pour les automobilistes ? Chaque fois qu’une simple piste cyclable est ajoutée, la réaction est souvent vive mais quelle quantité d’espace cela représente-t-il réellement ? Les mesures d’allocation de l’espace de la rue permettent justement de modéliser de tels scénarios.
Le système de vélo-partage BIXI de Montréal comptait plus de 11 000 vélos et 900 stations en avril 2024. Et si l’on adoptait une approche vraiment radicale en doublant sa capacité, soit 22 000 vélos répartis sur 1 800 stations ? L’espace total occupé par le système BIXI ne serait alors que de 0,021 km². Doubler cette empreinte ne réduirait l’espace automobile que de −0,003m² par voyageur.
L’infrastructure de vélo-partage occupe très peu d’espace. Bien que BIXI soit un système impliquant des stations (station-based), les systèmes « en flotte libre » (dockless) sont souvent critiqués en raison de la perception d’un usage désordonné de l’espace lié à ces systèmes. Il existe pourtant des solutions pour mieux organiser ces véhicules en flotte libre, notamment grâce à l’utilisation de « stations virtuelles » mais aussi de supports et d'enclos à vélos standards. Ce type de solutions se sont révélés efficaces pour améliorer le respect des règles de stationnement. Et, comme le montre notre modélisation, l’espace disponible pour ce type d'installations est largement suffisant, et cela sans affecter de manière significative l’espace réservé aux automobiles.
Et si l’on adoptait une approche encore plus radicale en doublant toutes les pistes cyclables de Montréal ? L’espace cyclable augmenterait alors de +4,45 m² par voyageur, tandis que l’espace alloué à l'automobile ne diminuerait que de −0,14 m² par voyageur. Dans Le Plateau–Mont-Royal, les automobilistes ne perdraient que −0,15 m² par personne. Le score EIA s’améliorerait de +0,8, et tous les arrondissements sauf deux afficheraient un indice EIA positif. Même dans ce scénario, la part de l’espace routier consacrée aux voitures ne descendrait jamais sous les 90 %. Ainsi, alors que la situation des cyclistes s’améliorerait considérablement, l’impact sur l’espace automobile par voyageur serait presque imperceptible. Proportionnellement, les voitures continueraient de dominer l'espace routier.
Cette modélisation met en évidence un bénéfice disproportionné des projets d’infrastructures cyclables : une augmentation modeste de l’espace dédié aux vélos peut transformer radicalement la situation des cyclistes, tout en n’affectant que très marginalement celle des automobilistes.

Cartes de l'effet sur les indicateurs définis précédemment d'un doublement de toutes les infrastructures cyclables à Montréal, par arrondissement - Source : Romm, 2025
Transformer nos rues
Dans un contexte marqué par la crise climatique, par l'insécurité routière mais aussi par la popularité croissante du vélo et des autres formes de micromobilité, les villes prennent conscience que la configuration actuelle de leurs rues nuit à la qualité de vie de leurs habitants. Elles se trouvent ainsi à un tournant décisif : celui d’une occasion unique de réinventer leur paysage de mobilité.
Et, un consensus de plus en plus large se dégage quant à la direction du changement souhaitable : s’éloigner de la domination de l’automobile. Pourtant, les urbanistes, décideurs et défenseurs de la mobilité active se heurtent à une opposition profondément enracinée dès qu’il s’agit de remettre en question le système et la structure même de l’automobilité, notamment lorsqu’il est question de réaffecter de l’espace de rue. Les exemples de « bikelash », ces vagues de contestation suscitées même par les projets cyclables les plus modestes, en sont l’illustration éloquente.
Nous avons introduit la mesure de l’indice d’allocation équitable des infrastructures (Equal Infrastructure Allocation, ou EIA) afin d’évaluer et de communiquer clairement la répartition des infrastructures cyclables par rapport à celles destinée à l’automobile. Cet indicateur, combiné aux mesures des surfaces d’infrastructures cyclables et automobiles par voyageur, permet d’illustrer les effets potentiels de différents scénarios d’aménagement sur la répartition de l’espace. L’objectif de l’EIA est d’outiller les urbanistes, les décideurs et les défenseurs de la mobilité active dans leurs communications publiques concernant les propositions de réaffectation de l’espace de la rue.
Peut-être qu'en utilisant cet indicateur et d'autres outils mesurant la répartition de l'espace, il sera possible de démontrer que l'allocation de l'espace public reste largement en faveur des voitures. De tels outils pourraient être utilisés pour montrer l'étendue de la domination des véhicules motorisés en cas de redistribution de l'espace en faveur des infrastructures cyclables, et ce, même pour des scénarios beaucoup plus ambitieux que tout ce qui est actuellement envisagé (par exemple, en doublant toutes les pistes cyclables existantes). C’est dire à quel point la domination de l’automobilité est aujourd’hui profondément enracinée.
Dans la plupart des projets d’amélioration des infrastructures cyclables que l’on voit aujourd’hui, très peu d’espace est réellement retiré à l’automobile. Les automobilistes n’ont donc aucune raison de s’inquiéter : les voitures vont très bien s’en sortir.
— Daniel Romm
Recherche originale :
Déclaration d'intérêt de l'auteur :
L'auteur déclare n'avoir aucun conflit d'intérêt qui aurait pu influencer le travail présenté dans cette publication.
Crédit de l'image de couverture :
© Anne Williams
Comment citer cette Nouvelle ?
Romm D. (2025). Les voitures vont s'en sortir : Mesurer l'espace pour les vélos et les voitures à Montréal. Observatoire du vélo
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